jeudi 20 février 2020

Albert Camus : 1957. Son discours de réception du prix Nobel de littérature



Sire,
Madame Altesse royale,
Mesdames, messieurs,

En reçevant la distinction dont votre libre académie a bien voulu m'honorer. Ma gratitude était d'autant plus profonde que je mesurais à quel point cette récompense dépassait mes mérites personnels.

Tout homme est, à plus forte raison, tout artiste, désire être reconnu. Je le désire aussi. Mais, il ne m'a pas été possible d'en prendre votre décision, sans comparer son retentissement à ce que je suis réellement.

Comment un homme presque jeune, riche de ses seuls doutes, et d'une oeuvre encore en chantier, habitué à vivre dans la solitude du travail ou dans les retraites de l'amitié, n'aurait-il pas appris avec une sorte de panique, un arrêt qui le portait d'un coup, seul et réduit à lui-même, au centre d'une lumière crue.

De quel coeur aussi, pouvait-il recevoir cet honneur à l'heure où en Europe, d'autres écrivains et parmi les plus grands, sont réduits au silence, et dans le temps même où sa terre natale connait un malheur incéssant.

J'ai connu ce désarroi et ce trouble intérieur. Pour retrouver la paix, il m'a fallu, en somme, me mettre en règle avec un sort trop généreux. Et puisque je ne pouvais m'égaler à lui en m'appuyant sur mes seuls mérites, je n'ai rien trouvé d'autre pour m'aider, que ce qui m'a soutenu tout au long de ma vie, et dans les circonstances les plus contraires, je veux dire l'idée que je me fais de mon art et du rôle de l'écrivain.

Permettez seulement que, dans un sentiment de reconnaissance et d'amitié, je vous dise aussi simplement que je le pourrais, quelle est cette idée.

Je ne puis vivre personnellement sans mon art, mais je n'ai jamais placé cet art au-dessus de tout. S'il m'est nécessaire au contraire, c'est qu'il ne se sépare de personne, et me permet de vivre tel que je suis, au niveau de tous.

L'art n'est pas à mes yeux une réjouissance solitaire. Il est un moyen d'émouvoir le plus grand nombre d'hommes, en leur offrant une image privilégiée, des souffrances et des joies communes. Il oblige donc l'artiste à ne pas se séparer. Il le soumet à la vérité la plus humble et la plus universelle. Et celui qui souvent, a choisi son destin d'artiste parce qu'il se sentait différent, apprend bien vite qu'il ne nourira son art et sa différence qu'en avouant sa ressemblance avec tous.

L'artiste se forge dans cet aller-retour perpétuel de lui aux autres, à mi-chemin de la beauté dont il ne peut se passer et de la communauté à laquelle il ne peut s'arracher. C'est pourquoi les vrais artistes ne méprisent rien. Ils s'obligent à comprendre au lieu de juger, et s'ils ont un parti à prendre en ce monde, ce ne peut-être que celui d'une société où selon le grand mot de Nietzsche ne règnera plus le juge, mais le créateur. qu'il soit travailleur ou intellectuel.

Le rôle de l'écrivain, du même coup, ne se sépare pas de devoir difficile. Par définition, il ne peut se mettre aujourd'hui, au service de ceux qui font l'histoire, il est au service de ceux qui la subissent. Ou sinon, le voici seul et privé de son art.

Toutes les armées de la tyrannie avec leurs millions d'hommes, ne l'enlèveront pas à la solitude, même et surtout s'il consent à prendre leur part. Mais, le silence d'un prisonnier inconnu, abandonné aux humiliations à l'autre bout du monde, suffit à retirer l'écrivain de l'exil, chaque fois, du moins, qu'il parvient, au milieu des privilèges de la liberté, à ne pas oublier ce silence et à le relayer pour le faire retentir par le moyen de l'art.

Aucun de nous, n'est assez grand pour une pareille vocation. Mais, dans toutes les circonstances de sa vie, obscur ou provisoirement célèbre, ou jeté dans les fers de la tyrannie, ou libre pour un temps de s'exprimer. L'écrivain peut retrouver le sentiment d'une communauté vivante qui le justifiera à la seule condition qu'il accepte autant qu'il peut les deux charges qui font la grandeur de son métier: le service de la vérité et celui de la liberté.

Puisque sa vocation est de réunir le plus grand nombre d'hommes possible, elle ne peut s'accomoder du mensonge et de la servitude qui, là où ils règnent, font proliférer les solitudes.

Quelles que soient nos infirmités personnelles, la noblesse de notre métier s'enracinera toujours dans deux engagements difficiles à maintenir: le refus de mentir sur ce que l'on sait, et la résistance à l'oppression.

Pendant plus de vingt-ans d'une histoire démentielle, perdu, sans secours, comme tous les hommes de mon âge dans les convulsions du temps, j'ai été soutenu ainsi, par le sentiment obscur qu'écrire était aujourd'hui un honneur. Parce que cet acte obligeait et obligé à ne pas écrire seulement.

Il m'obligeait particulièrement à porter, tel que j'étais, et selon mes forces, avec tous ceux qui vivaient la même histoire, le malheur et l'espérance que nous partagions. Ces hommes, nés au début de la première guerre mondiale, qui ont eus vingt-ans, au moment où s'installaient à la fois, le pouvoir hitlerien et les premiers procès révolutionnaires, qui furent confrontés ensuite pour parfaire leur éducation, à la guerre d'Espagne, à la deuxiène guerre mondiale, à l'univers concentrationnaire, à l'Europe de la torture et des prisons, doivent aujourd'hui, élever leur fils et leurs oeuvres, dans un monde menacé de destruction nucléaire.

Personne, je suppose, ne peut leur demander d'être optimiste, et je suis même d'avis que nous devons comprendre, sans cesser de lutter contre eux, l'erreur de ceux qui, par une surenchère de désespoir, ont revendiqué le droit au déshonneur et se sont rués dans le nihilisme de l'époque.

Mais, il reste que la plupart d'entre nous dans mon pays et en Europe ont refusé ce nihilisme et se sont mis à la recherche d'une légitimité. Il leur a fallu se forger un art de vivre, par tant de catastrophe, pour naitre une seconde fois, et lutter ensuite à visage découvert contre l'instinct de mort, à l'oeuvre dans notre histoire.

Chaque génération sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu'elle ne le refera pas. Mais, sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse.

Héritière d'une histoire corrompue où se mèlent les révolutions déchues, les techniques devenues folles, les dieux morts et les idéologies exténuées, où de médiocres pouvoirs peuvent aujourd'hui tout détruire, mais ne savent plus convaincre, où l'intelligence s'est abaissée jusqu'à se faire la servante de la haine et de l'oppression. Cette génération a dû en elle-même et autour d'elle, restaurer à partir de ses seules négations, un peu de ce qui fait la dignité de vivre et de mourir.

Devant un monde menacé de désintégration, elle sait qu'elle devrait, dans une sorte de course folle contre la montre, restaurer entre les nations, une paix qui ne soit pas celle de la servitude.

Réconcilier à nouveau, travail et culture, et refaire avec tous les hommes une arche d'alliance. Il n'est pas sûr qu’elle puisse jamais accomplir cette tâche immense, mais il est sûr que partout dans le monde, elle tient déjà à son double pari de vérité et de liberté. Et, à l'occasion, c'est mourir sans haine pour lui. C'est elle qui mérite d'être saluée et encouragée partout où elle se trouve, et surtout là où elle se sacrifie. Et, c'est sur elle, en tout cas, que certain de votre accord profond, je voudrais reporter l'honneur que vous venez de me faire.

Du même coup, après avoir dit la noblesse du métier d'écrire, j'aurais remis l'écrivain à sa vraie place. N'ayant d'autre titre que ce qu'il partage avec ses compagnons de lutte.

Vulnérable, mais entêté. Injuste et passionné de justice, construisant son oeuvre sans honte ni orgeuil et à la vue de tous, sans cesse partagé entre la douleur et la beauté et voué enfin à tirer de son être double, les créations qu'il essaie obstinément d'édifier dans le mouvement destructeur de l'histoire.

Qui, après cela, pourrait attendre de lui des solutions toutes faites et de belles morales ? La vérité est mystérieuse, fuyante, toujours à conquérir. La liberté est dangereuse, dure à vivre étant qu'exhaltante.

Nous devons marcher vers ces deux buts, péniblement, mais résolument. Certains, d'avance de nos défaillances sur un si long chemin.

Quel écrivain dès lors, oserait dans la bonne conscience, se faire prêcheur de vertus? Quant à moi, il me faut dire que je ne suis rien de tout cela. Je n'ai jamais pu renoncer à la lumière, au bonheur d'être, à la vie libre où j'ai grandi. Mais bien de cette nostalgie, explique beaucoup de mes erreurs et de mes fautes, elle m'a aidé sans doute à mieux comprendre mon métier, elle m'aide encore à me tenir aveuglément auprès de tous ces hommes silencieux, qui ne supportent dans le monde, la vie qu'il aurait faite, que par le souvenir et le retour d'un bref et libre bonheur.

Ramené ainsi, à ce que je sui réellement, à mes limites, à mes dettes, comme à ma foi difficile, je me sens plus libre de vous montrer, pour finir, l'étendue et la générosité de la distinction que vous venez de m'accorder. Plus libre de vous dire aussi, que je voudrais la recevoir, avec votre permission, comme un hommage rendu à tous ceux qui, partageant le même combat, n'en ont reçu aucun privilège, mais ont connu au contraire, malheur et persécution.

Il me restera alors à vous en remercier du fond du coeur, et à vous faire publiquement, en témoignage personnel de gratitude, la même et ancienne promesse de fidélité, que chaque artiste vrai, chaque jour, se fait à lui-même, dans le silence.

Transcription de Weiner Marthone, auteur de Dictateurs du Tiers Monde © copyright 2020

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