À Roger Gaillard.
Cher professeur,
Aujourd'hui, l'ancien élève d'histoire d'Haiti vous répond qu'il a bien reçu votre message à la postérité. Il demeure vrai, nous sommes trop près des Atlantes pour ne pas redouter leur puissance. D'un coté de l'Atlantique à l'autre, s'y trouvent des dieux de bois et de marbre...
Cette postérité vous répond, cher professeur, car nous sommes arrivés au carrefour d'une fatalité apparente. Comme les couples, nous étions heureux avant de devenir, malheureux. Mais, grâce au ciel, là où il n'y a plus d'amour, vint justement le divorce. Parmi nous, la Charade, l'hypocrisie, a duré trop lontemps. Et, le temps est arrivé de soustraire le peu de biens parmi nous de l'énormite de malheurs qui environnent. Quand un cancer ronge, alors, le bistouri. Et voici notre reprise de la sorte, sans négliger la question existentielle de NOTRE terre natale.
Jacques Tournebroche, mon fils, nous sommes trop près des Atlantes, pour ne pas penser sans cesse à eux et ne pas redouter leur puissance. L'orgueil est, on le sait, le péché essentiel.
L'orgueilleux, aussi fort qu'il puisse être, rencontrera fatalement sur sa route, un peuple, une cité, une conscience, à lui dire invinciblement, non !
Découvrant alors son impuissance, celui qui pensait devenir Dieu est amené par la force des choses, selon un mouvement dialectique, à la Hegel, à se convertir en le contraire de ce qu'à quoi il aspirait : à devenir Satan.
Une telle métamorphose, Jacques Tournebroche, mon fils, j'ai eu la douloureuse occasion d'y assister ici même dans ce pays. C'était lors de l'occupation Atlante. La première monarchie du monde s'opposait dans ces montagnes paisibles et ces joyeux vallons à une poignée de paysans.
D'un côté, les mitrailleuses, faisant pour la première fois leur apparition sous ce ciel. De l'autre, les carabines de jadis et les machettes ancestrales. La pacification ne pouvait pas ne pas être inhumaine.
C'était donc en 1917, je me trouvais à Hinche. 90 personnes avaient été arrêtées dont les Péralte et un certain Marc Duchène. Chaque fois que des cris jaillissaient dans la prison, j'allais m'agenouiller dans la chapelle voisine, demandant au Seigneur grâces pour les torturés et son pardon aussi pour les bourreaux.
Un jour donc que j'implorais la bonté du Très-Haut, alors que de l'autre côté du mur on suppliciait Marc Duchène. J'entendis un centurion Atlante crier : Si... tu... ne... nous... dis pas où Saul Péralte a caché ses armes, tu mourras !
Et, le prisonnier de répondre, avec la sérénité admirable des gens d’ici : je mourrai quand Dieu l'aura décidé !
Alors, à mes oreilles, parvint distinctement cette phrase qui ne me quittera jamais, même dans ma poussière :
Il n'y a pas de Dieu ici ! Il n'y a que moi, qui suis un grand Diable !
Et sous les coups sauvages et sans doute redoublés, Marc Duchène, hurla :
Bienheureux les faibles d'esprit, les simples, les pauvres, les opprimés, car tu leurs as promis à eux, Seigneur, ton Paradis ! Et, sois pitoyable aussi aux autres. Et spécialement, aux maitres présomptueux de la planète ! Dieux de bois et de marbre, qui ne se savent pas périssables !
Notre Abbé est du 18e siècle. Voilà pourquoi le professeur n'a pas hésité à faire de sorte qu'il admire et approche, non seulement nos paysages. Non seulement notre vie politique et sociale, mais aussi, l'une de ces jeunes personnes qui parle notre existence haïtienne.
Voici ses aveux :
Je me souviens de Yolande, la couturière, de cet équilibre en elle. De pensées et de sentiments foncièrement opposés. Elle me rappelait tantôt notre pays, Jacques Tournebroche, mon fils, et à la couleur de la peau près. C'était Catherine, la dentelière et sa grâce latine que je voyais en elle resuscités. Et puis à l'autre moment, je m'étonnais des audacieuses libertés de ses lèvres et de ses prunelles, ainsi que des survivances ancestrales d'un fétichisme manifeste.
Vous étiez trop jeunes quand nous quittâmes la France. Et vous ne prêtiez guère attention aux silhouettes légères qui faisaient vibrer l'air autour de nous. J'ai retrouvé pourtant ici dans le petit peuple, cette palpitation troublante. Est-elle nègre, comme ils disent ? ou Parisienne, cette minceur des membres, rendant les demoiselles impondérables ?
Je défie vos anthropologues de doser ici les apports respectifs de ce qu'ils appellent le métissage. J'y vois pour ma part, une latinité plus délicieusement palpable. Plus vrai donc que celle dont s'enorgueillissent tous les humanistes d'ici, admirablement désafricanisés par une Sorbonne débilitante.
Futile, comme l'esprit de Paris. Discrètement parfumée comme une boutique des Arcades. Telle m'apparait donc Yolande dans le secret de mon cœur lorsque je cherche à séparer ce qui, dans le mélange des races, appartient à ma nation.
Mais j'avais à peine retrouvé à ses côtés notre méditerranée imaginaire que l'autre culture affirmait entre nous sa présence obsédante. Les bracelets, aux poignets et aux chevilles. Les colliers se haussant jusqu'au menton. Les lourds anneaux perçant le nez. Tout cela que je n'ai connu qu'à travers les relations des voyageurs et qui évoquent pour moi, irrésistiblement l'Afrique.
Tout cela, me devenaient soudain tangibles, étincelantes, sonores. Par ce gout de Yolande pour les bijoux, mêmes de pacotille. Par les couleurs foyantes de ces châles et de sa ceinture. Par tous les pendentifs, bagues, broches, et boucles d'oreilles dont elle s'ornait avec une satisfaction immodérée, jetant des feux comme un fétiche de là-bas. Femme à la peau noire, soudain transformée en idole païenne.
Par tous pays me direz-vous, se sont nos sœurs qui font la prospérité des lapidaires et vous me rappelez l'air d'un bijou d'un opéra célèbre ? Mais, ce penchant pour les pierres et les métaux de prix est poussé ici beaucoup plus loin qu'ailleurs. Et de ce point de vue, une réunion mondaine, à niveau social égale, présente en Haïti ou en France les aspects différents.
Ainsi, l'élégance naturelle de la Parisienne s'allie ici au gout du primitif pour tout ce qui scintille et on ne me forcerait pas beaucoup pour me faire dire que dans l'originalité de cet alliage, le brassage des races n'est pas seul en cause. Car je crains fort que pour notre perdition, Satan, en tout cela, n'ait utilisé son génie.
Veritas pour eMagazine
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