" Il y avait environ trois ans qu'on édifiait la maison du président à Volant-Le-Tort, d'après le plan qu'il en avait tracé lui-même, pour faire de cette belle propriété si avantageusement placée, un lieu de plaisance, un palais où il irait se délasser de l'exercice du pouvoir, en donnant à ses concitoyens l'exemple d'un agriculteur dirigeant son domaine.
"Joignant l'agréable à l'utile, Pétion s'était plu à embellir ce séjour par des constructions appropriées au site élevé où il fonda et à la demeure d'un chef d'Etat. On voyait dans le principal salon de cet édifice, écrits en lettres d'or, les noms glorieux d'Ogé, Chavanne, Pinchinat, Bauvais, Lambert, Rigaud, Toussaint Louverture, Villatte, tous issus de la race africaine et figurant avec honneur dans notre histoire nationale, à côté de ceux d'Européens qui se sont illustrés par leurs oeuvres et par leurs sentiments en faveur de cette race: Ferrand de Baudière, Raynal, H. Grégoire, Wilberforce.
"Ce salon était encore orné des portraits de quatre grands capitaines de l'antiquité: Thémistocle, Alexandre, Annibal et César.
"En inscrivant ainsi, dans sa demeure de prédilection les noms de nos premiers révolutionnaires pour suppléer au manque regrettable de leurs images, et les plaçant à côté de celles de ces grands hommes, Pétion recommandait leur mémoire à la vénération de notre postérité; et lui-même, par ce seul trait d'un esprit élevé, appréciateur du mérite, y eut acquis aussi des droits, si sa noble carrière ne lui en assurait pas de plus légitimes.
"L'achèvement de cette maison lui fournit encore une occasion de manifester ses sentiments; il résolut de l'inaugurer par une brillante fête, en retour de celle qu'il avait récemment reçue des habitants de sa ville natale, et elle fut fixée à la veille de Noël.
"Les fonctionnaires civils et militaires, les commerçants nationaux et étrangers, enfin, les citoyens de toutes les classes et leurs familles y furent invités. Tous ces hôtes étaient réunis dans la soirée du 24 décembre: accueillis avec affabilité par le Président de la République, ils assistèrent à un banquet qui fut suivi d'un bal.
"Mais pendant que cette société choisie se livrait aux plaisirs d'un tel divertissement, il se passait au Port-au-Prince un de ces faits qui inspirent toujours de l'horreur à tout coeur sensible et honnête. Nous voulons parler du déplorable assassinat du général Delva dans la prison de cette ville.
"Condamné depuis 1811 à cinq années de détention, il habitait l'une des chambres de cette prison, dans la partie appelée le civil. Mais, le 24 décembre, à peine la nuit fut close, le geôlier, d'après l'ordre qu'il aura sans doute reçu à ce sujet, fit passer le général Delva aux cachots, où il lui fut mis des fers aux pieds.
"Comme de coutume, sa femme étant allée dans la prison, le geôlier ne lui permit pas de le voir. Elle s'en émut, en apprenant surtout qu'il était dans un cachot et aux fers. Son premier mouvement fut de se rendre immédiatement auprès de Pétion et de l'instruire de cet acte de rigueur. Elle franchit, à pied, la distance qui sépare la ville de Volant, afin de ne pas perdre une minute. Arrivée là, elle vit aussitôt le président qui manifesta un grand mécontentement de ce qu'elle lui apprit. Pétion écrivit lui-même un ordre au geôlier pour rétablir le général Delva, libre et sans fers, dans sa chambre habituelle.
"Une quinzaine de jours auparavant, pareille rigueur avait eu lieu: le président se trouvait alors en ville. Sur la plainte de cette femme, il avait envoyé avec elle un officier de garde au palais, pour ordonner de retirer ce général des cachots et de le remettre au civil: ce qui se fit en présence de l'officier.
"On doit présumer que le président s'enquit du fait de l'autorité par laquelle il avait été prescrit, à son insu. Lorsque la femme de Delva lui apprit la même chose à Volant, il s'écria tout d'abord: "Ou est Boyer? Appelez-le!" et il écrivit l'ordre afin qu'elle put retourner de suite en ville. On ignore ce que Pétion fit après son départ. Déjà, malheureusement, il n'était plus temps; car, lorsque cette infortunée fut rendue à la prison, après dix-heures, le crime était consommé."
"A cette époque, on a dit que trois ou quatre hommes, dont l'un était vêtu en uniforme de chasseur à cheval de la garde du gouvernement, s'étaient présentés à la prison; que le chasseur avait exhibé au geôlier un ordre, écrit sur un titre de lettre du président et portant sa signature contrefaite, pour qu'il mit à mort le général Delva; que le geôlier y déféra, avec d'autant plus de croyance dans la véracité de cet ordre, que ce général avait été préalablement mis aux fers; que la porte du cachot ayant été ouverte par lui, en présence de l'officier et des soldats de la garde à la prison, le chasseur vit le général Delva qui lisait, ayant une bougie allumée à côté de lui, et qu'il le tua en déchargeant successivement sur lui deux pistolets dont il était armé.
"Lorsque la femme de Delva revint de Volant, le geôlier ne voulut point la laisser entrer dans la prison, parce que déjà, disait-il, la porte en était fermée, au terme du règlement de ce lieu. Elle passa par-dessous cette porte l'ordre que le président avait écrit, et le geôlier lui dit de revenir le lendemain matin. Le fait est, que cet ordre était désormais sans objet, à cause de la perpétration de l'assassinat."
Étude sur l'Histoire d'Haïti, Tome 2 : Un livre d'utilité publique.
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