Il est donc vrai que nous devons dépouiller l'humanisme de tout ce qui n'est pas lui, non pour faire mourir "le vieil homme" en nous, mais pour le ressusciter. Il est donc vrai que l'humanisme doit aboutir à la découverte ou à la connaissance de soi, à l'humanisme noir" dans notre cas, que je définirais volontiers : un mouvement culturel qui a l'homme noir comme but, la raison occidentale et l'âme nègre comme instruments de recherches ; car il y faut raison et intuition.
- Je ne suis pas nègre pur-sang.
Belle découverte ! Si l'on en croit les ethnologues, il n'y a pas 25 pour 100 de nègres pur-sang en Afrique. Les 75 autres se croient pourtant nègres, et ils ont raison. Comme le disait un métis : " être nègre est affaire de psychologie, plus que de pureté de sang". Car être nègre c'est retrouver l'humain sous la rouille de l'artificiel et des "conventions inhumaines", ou plutôt c'est être humain car l'homme noir est resté homme.
Que si l'on m'objecte que c'est là plaisante chimère, je répondrai : nous prouvons notre mouvement et notre vie en marchant. L'humanisme noir a déjà couvert le monde d'œuvres "naïves" et fortes ; les productions de singes littéraires ne dépassent guère les petits salons de couleur, ou seule les lit encore quelque "jeune fille en serre chaude".
Je ne traverserai pas l'Atlantique aujourd'hui. Nous avons tout près de nous, un brillant illustrateur de l'humanisme noir : René Maran.
Humaniste il est, et de solide culture classique, comme il y en a peu de nos jours, même parmi les écrivains métropolitains. Il est plus qu'un fort en thème, arbre sans sève : tout jeune il a déjà un sens aigu de l'antique, et combien fécond. Le tiers de son premier recueil de poèmes - " La Maison du Bonheur ", écrit sur les bancs du lycée - est fait d'imitations antiques. Mais, n'y voyez pas esclavage ni vaine érudition. Le Ciel maniouan ou Sicilien n'est qu'un climat plus propice à l'éclosion de sa sensibilité nègre qui se cherche et s'ignore encore. Relisez "Soir latin" et "Le Malade". Ce que le poète aime, c'est la netteté des lignes et des contours, la chaleur des tons, la simplicité forte de l'expression; et rouge est Djenne - comme la terre d'Afrique - et de lignés pures.
L'Afrique est, pour Maran, la découverte des forces neuves, et cependant pressenties. Le génie de la brousse, à travers les générations d'exilés, l'a marqué de son tatouage, a gardé jalousement son sanctuaire au fond de cette âme ardente qui, dans le silence des "soirs sonores ", fait écho à l'appel frémissant des lin'gas. Le futur auteur de "Batouala" est entre lui et cette terre ou "charme" mystérieux et terrible, comme une harmonie secrète et préétablie.
Et, malgré les résistances de l'"Européen" il se sent attiré vers "l'homme à peau noire" le banda instinctif et sensuel, fier et violent, et il va vers lui; et, de son intimité avec lui, il tire ! Batouala" et "Djouma, chien de brousse".
Objectif, Maran ? Oui : il le dit, il a regardé avec des yeux de " blanc “. Méthodiquement, méticuleusement, il a pris des notes sur les aspects caractéristiques de la brousse et de sa vie universelle. Oui. Sa culture européenne l'a préparé à la pénétration rationnelle des langues et coutumes indigènes.
Ne nous y trompons pas cependant. L'"objectivité" de l'artiste n'est qu'un "romantisme dominé". Il fallait une âme nègre pour avoir une telle intuition de l'âme de la Brousse, dont l'homme noir est, en quelque sorte, l'émulation ; il le fallait, pour sentir intensément, pour trouver des images si neuves et douées d'un tel dynamisme.
Le nègre, nous le trouvons, en effet, dans le style qui est, chez lui, chez les vrais écrivains, la floraison naturelle qui s'élève de la matière d'art. René Maran a le ton grave et sentencieux de l'homme à peau noire, qui aime, par atavisme, le "bien-dire", et dont la couleur et l'archaïsme s'allie naturellement à l'élégante concision. Il use des allitérations, onomatopées, redoublements et reprises de mots, de tous les procédés chers à ces artistes "primitifs" et dont craquent les messages aériens des lin'gas.
Remarquez, que nous revenons à l'auteur de "Soir Latin" que sa culture d'humaniste servait merveilleusement. C'est chez les latins le même gout de la "gravitas" et de la "concinnitas", le même sens de la valeur musicale de la phrase et de mot, la même période "circuitus verborum" savamment construite, et robuste jusque dans sa souplesse.
Bien plus, certaines expressions antiques se retrouvent, sans dissonance, sous la plume du romancier, dans la bouche du banda. Les héros de Maran, comme ceux de Tite-Live, vont "répandre le feu, la dévastation et la mort". "L'Oubangui, mère des rivières et des fleuves" me font songer à Homère et au nombre harmonieux de son verbe.
Toutes ces ressources ne sauraient suffire à notre écrivain. De sa longue familiarité avec les vieux auteurs français, il tire bon nombre de tours qui serviront à donner la couleur archaïque que réclame son sujet, plein de la vision intérieure qui cherche tumultueusement à s'exprimer, il ressuscitera de vieux mots qui n'ont rien perdu de leur verdeur ni de leur suc ; sur d'autres, il pratiquera une véritable greffe et, quand les mots lui manqueront, il en inventera, toujours conscient et respectueux du génie de la langue.
Est-ce à dire que Batouala soit un "véritable roman nègre" ?
Je ne suis pas sans faire de certaines réserves. Tout à la ferveur de la découverte d'un monde nouveau et de son jeune et vigoureux talent, l'auteur de "Batouala”, j’en ai l'impression, cherche un peu trop à frapper; l'artiste montre son habileté, et mutile peut-être l'homme; il vise au singulier, qui n'est pas nécessairement l'original.
Progrès notable dans "Djouma", car "Djouma, le petit chien roux aux oreilles pointues" est nègre, comme les animaux de Kipling sont anglo-saxons. Il y a plus d'équilibre, et Maran y est plus "naïvement" sensible aux joies et surtout à la "grande pitié" du peuple noir.
Mais le chef-d’œuvre, le "véritable roman nègre" est le "Livre de la Brousse". C'est l'impression de toute la brousse, de l'homme noir entier - je ne dis pas de tout l'homme noir - que symbolise le beau et violent Kossi et Yassi "à la voix douce et chantante", Kossi veut dire "homme". Yassi "femme". C'est significatif. Aux scènes de violences s'opposent les tableaux d'une douceur et d'une grâce délicates comme la "berceuse" du début et l'épilogue des amours de Kossi et de Yossi. SI notre héros est d'humeur indépendante, Les Ancions et Ngahkoura et la Brousse savent faire triompher la tradition ; car le "nègre anarchique" est un mythe, et liberté n'est pas licence.
Maran est arrivée au terme de l'humanisme noir. L'aisance du ton, la simplicité forte de l'expression contribuent à faire ressortir la vérité des caractères dont la netteté du dessin n'exclut pas la nuance.
L'homme est semblable à l'œuvre. Le peu que nous savons de sa vie intérieure si riche et si complexe a été "drame, duel entre Raison et Imagination. Esprit et Ame, Blanc et Noir", pour parler comme A. Césaire. Pourtant, Maran est arrivé à les concilier, car il n'y a pas là antinomie. Aujourd'hui, il mène une vie de méditation active. Peu soucieux de faire comme les écrivains métropolitains à la mode. Il défend jalousement sa personnalité contre l'esclavage des snobismes et des chapelles, suivant avec intérêt la lente ascension intellectuelle de sa race à laquelle il contribue si efficacement. Mais il n'oublie pas que s'isoler c’est s'appauvrir et que seule l'eau courante désaltère ; aussi retourne-t-il souvent aux vieux auteurs classiques qui ont formé son esprit et lui ont permis de découvrir ses propres richesses.
Car culture l'a conduit à Nature, à c Anthropéla ", "Paldéla".
Léopold Sédar Senghor.
Source : L’Etudiant Noir
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