lundi 9 décembre 2019

Nan Tan Lontan : Aimé CÉSAIRE



Jeunesse noire et Assimilation

Le difficile n'est pas de monter,
mais en montant de rester soi.
(Michelet)

Un jour, le Nègre s'empare de la
cravate du Blanc, se saisit d'un
chapeau melon, s'en affubla, et partit
en riant...

Ce n'était qu'un jeu, mais le
Nègre se laissa prendre au jeu:
il s'habitua si bien à la cravate et au
chapeau melon qu'il finit par croire
qu'il les avait toujours portés;
il se moqua de ceux qui n'en portaient
point et renia son père qui a nom
Reprit de Brousse...C'est un peu
l'histoire du Nègre d'avant-guerre
qui n'est que le Nègre d'avant-raison,
il s'est mis à l'école des Blancs; il a
voulu devenir "Autre"; il a voulu
être "assimilé".

Je dirais volontiers que c'est folie, si je me
souvenais que le fou est toujours, en un certain sens,
"l'homme qui a foi en soi ". Mais le Nègre qui tue en
lui le Nègre, n'a point "foi en soi", et c'est par
là qu'il se sauve de la folie.

Si l'assimilation n'est pas folle, c'est à coup sûr,
sottise, car vouloir être assimilé, c'est oublier
que nul ne peut changer de faune; c'est méconnaitre
"altérité" qui est loi de Nature.

Cela est si vrai que le Peuple, fils ainé de Nature,
nous en avertit, tous les jours :
Un décret dit aux Nêgres:
"Vous êtes semblables aux Blancs; vous êtes assimilés ".

Le Peuple, plus sage que les décrêts, parce que qu'il
suit Nature, nous crie:
"Hors d'ici; vous êtes différents de nous; vous n'êtes
que des metèques et des nègres ". et il se moque
du "moricaud à melon", houspille le "mal blanchi",
matraque le "negro",

J'avoue que c'est justice, car malheur à celui qui a
besoin de l'argument du bâton, pour se convaincre
qu'il ne peut être que soi.

Il suffit d'ailleurs de réfléchir sur la notion
d'assimilation pour s'apercevoir que c'est dangereuse
affaire, pour le colonisateur comme pour le colonisé.

Le colonisateur qui a "assimilé", se dégoute vite de
son oeuvre: les copies n'étant que copies, les
modèles ont pour elles le mépris que l'on a pour le
singe et pour le perroquet, car si l'homme a la peur
de "l'autre", Il a aussi le dégoût du semblable. Il
en est de même pour le colonisé: une fois semblable à
son formateur, il ne comprend plus le mépris de celui-ci
et il le hait: c'est ainsi que j'ai ouï dire
que certains disciples haïssent le maitre, parce que
le maitre veut toujours rester le maitre, quand le
disciple a cessé d'être le disciple.

Il est donc vrai que l'assimilation, née de la peur
et de la timidité, finit toujours dans le mépris et
dans la haine, et qu'elle porte en elle des germes de
lutte; lutte du même contre le même, c'est-à-dire
la pire des luttes.

C'est pour cela que la jeunesse Noire tourne le dos à
la tribu des Vieux.

La tribu des Vieux dit: "assimilation",
nous repondons: résurrection !
Que veut la jeunesse Noire ?

Vivre.

Mais pour vivre vraiment, il faut rester soi. L'acteur
est l'homme qui ne vit pas vraiment:
il fait vivre une multitude d'hommes - affaire de rôles
- mais, il ne se fait pas vivre.

La jeunesse Noire ne veut jouer aucun rôle; elle veut être soi.

L'histoire des nègres est un drame en trois épisodes,
et nous touchons au troisième épisode.

Le Nègres furent d'abord asservis: "des idiots et des brutes"
disait-on. Puis on tourna vers eux un regard plus indulgent;
on s'est dit; "ils valent mieux que leur réputation", et on a
essayé de les former; on les a "assimilés": ils furent à l'école
des maitres. "De grands enfants", disait-on, car seul l'enfant
est perpétuellement à l'école des maitres.

Les jeunes nègres d'aujourd'hui ne veulent ni asservissement,
ni assimilation, ils veulent émancipation.
"Des hommes ", dira-t-on, car seul l'homme marche sans
précepteur sur les grands chemins de la pensée.

Asservissement et assimilation se ressemblent: ce sont deux
formes de passivité.Pendant ces deux périodes, le Nègre a
été également stérile.

Émancipation est, au contraire, action et création.

La jeunesse Noire veut agir et créer. Elle veut avoir
ses poêtes, ses romanciers, qui lui diront à elle,
ses malheurs à elle, et ses grandeurs à elle; elle veut
contribuer à la vie universelle, à l'humanisation de
l'humanité; et pour cela, encore une fois, il faut se
conserver ou se retrouver: c'est le primat du soi.

Mais pour être soi, il faut lutter; d'abord contre les
frères égarés qui ont peur d'être soi; c'est la
fourbe sénile des assimilés;

Ensuite contre ceux qui veulent étendre leur moi; c'est
la légion féroce des assimilateurs;

Enfin, pour être soi, il faut lutter contre soi;
il faut détruire l'indifférence, extirper l'obscurantisme,
couper le sentimentalisme à sa racine; et ce qu'il faut
couper surtout, Meredith vous le dira:

Jeunesse Noire, il est un poil qui vous empêche d'agir;
c'est l'Identique, et c'est vous qui le portez.

Tondez-vous au ras de peur que l'Identique n'échappe.

Rasez-vous:

C'est la première condition d'action et de création:

Chevelure longue, c'est affliction.

Aimé CÉSAIRE.

Source: L'Etudiant Noir

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